le 04/09/2024 à 11:10
« De mon temps, on ne s'en vantait pas », lâche la grand-mère de Léonie, 24 ans, quand celle-ci lui confie n'avoir aucun intérêt pour « la chose ». « C'est comme ça, le sexe ne m'attire pas du tout et je m'en porte très bien », insiste la jeune femme qui, avec nous, ironise : « Pour mamie, être asexuelle ne peut qu'être subi, c'est avoir une libido en berne et non pas une absence d'attirances sexuelles, ça, c'est trop suspect. Ou bien je mens ou bien je suis malade… » Pourtant, Léonie n'est pas la seule. D'après un sondage Ifop* sur la récession sexuelle chez les Français, plus d'un quart des jeunes de 18 à 24 ans disent ne pas avoir eu de rapport en un an (soit cinq fois plus qu'en 2006) et, surtout, se considérer, pour 12 %, asexuels.
Comme Paul, 23 ans, qui aimerait bien qu'on le laisse tranquille sur le sujet, ou Aesia, 28 ans, qui, après quelques expériences et une psychothérapie, constate : « Je suis sans aucune envie de faire l'amour avec un homme ou une femme, et je préfère juste m'abstenir plutôt que me forcer. Surtout, le fait d'avoir entendu le mot “asexuelle”, il y a quelques années, m'a rassurée. Je n'étais donc pas “anormale”. » Que des hommes et des femmes n'aient pas envie de faire l'amour n'est pas si surprenant. Mais l'assumer l'est davantage, en particulier chez des jeunes qui y voient une « orientation sexuelle » comme une autre. Ils sont le A (pour « asexuels ») de la communauté LGBTQIA+.
Un manque de désir
« Cela reste quand même diffcile à avouer », souligne Anna Mangeot, 25 ans, devenue le porte-drapeau de cette communauté « A ». Sur son compte Instagram, elle reçoit une dizaine de messages par jour : « Des femmes et des hommes qui souvent s'interrogent sur leur manque de désir et expriment un profond malaise vis-à-vis de leur conjoint », dit l'auteure d'Asexuelle (Larousse), un témoignage vibrant sur son parcours et sa différence. « Je n'ai jamais ressenti l'ombre d'un désir et, en en parlant autour de moi, je me suis aperçue que je n'étais pas seule à ne pas comprendre ce langage du corps », raconte-t-elle, en revenant sur ses premières expériences.
« A 14 ans, j'ai cherché à faire comme les autres, mais j'ai été carrément dégoûtée de voir mon premier petit copain nu. » A 19 ans, elle rencontre un autre garçon. « Pendant cinq mois, je me suis forcée, j'ai dit oui sans aucun plaisir. Ni aucun désir. C'était ni plus ni moins un abus sexuel sur mon propre corps. J'acceptais tacitement sans vraiment consentir. Pour en arriver à cette conclusion : je ne ressentais rien du tout. »
Une réaction à l'hypersexualisation
Mais comment ce constat intime est-il à ce point partagé qu'il en devient un phénomène de société ? Il aurait débuté, selon Anna Mangeot, au début des années 2010. « Après quatre décennies d'images explicites dans la publicité et la mode, le “tout sexe” a commencé à décliner, dit-elle. On s'est mis à rechercher, comme en opposition, l'authenticité, la sincérité. » La sobriété. Barbara Astruc, directrice du pôle santé-sexualité des éditions Leduc, l'explique : « Un grand nombre d'ouvrages que nous publions tourne autour d'une quête du “sans” ou du “moins”. Après les excès en tout genre, les lecteurs s'orientent aujourd'hui vers le jeûne, le “zéro sucre”, le “moins de sexe”, le “less is more” (moins, c'est plus). On y gagne à se libérer des addictions et des injonctions. »
Exit aussi la performance et l'anxiété de la sexualité au masculin, par exemple. « Je n'ai jamais vu autant de jeunes hommes vierges, observe le psychiatre Juan-David Nasio, qui y voit une conséquence de la pornographie. Des jeunes redoutent, souvent inconsciemment, de ne pas réussir leur sexualité de façon aussi performante. Ils préfèrent alors s'abstenir. » Jusqu'à se dire « sans désir »…
Pour François Kraus aussi, enseignant en sciences politiques et expert en « genre, sexualités et santé sexuelle » à l'Ifop, l'hypersexualisation de la société est en cause. « Or la dernière décennie a marqué l'amorce d'un nouveau cycle où la contrainte à avoir une vie sexuelle pour “faire plaisir” ou “faire comme tout le monde” est bien moins forte, note-t-il. Un nombre croissant de Français semblent s'affranchir des normes, et nombre de femmes en particulier ne se sentent plus obligées de répondre au désir sexuel de leur partenaire, certaines se tournant alors vers des attitudes plus radicales comme l'asexualité ou l'abstinence. »
Un refus des rapports classiques ?
« Mais qu'appelle-t-on “asexuel” ? A-t-on vraiment exploré tous les types de sexualité avant d'en arriver à cette conclusion ? », s'interroge, dubitative, la sexologue Scarlett Kaplan, qui voit nombre de jeunes plutôt remettre en cause la sexualité classique. « Nous vivons aujourd'hui une période de déconstruction des normes, estime-t-elle, et, à ce titre, la pénétration, par exemple, est remise en question et considérée comme un plaisir d'abord masculin. Des jeunes se disent “asexuels” par refus de ces rapports classiques ou même parce qu'ils n'ont pas de partenaire, ce qui ne fait pas d'eux des personnes sans sexualité », ajoute-t-elle.
En témoignent le succès et la banalisation des sex-toys. « Ce qui fait monter le désir et nourrit la libido, c'est pourtant l'amour, admet Anna Mangeot, avoir les joues qui s'empourprent, des papillons dans le ventre, alors que le sexe consommé vite fait bien fait a de quoi vous couper l'appétit. » Pour l'essayiste Jean-Philippe de Tonnac, auteur de la Révolution asexuelle (Albin Michel), les « plans sexe » via les applications de rencontres n'auraient fait que nourrir les fantasmes individuels et les plaisirs solitaires. « Nous nous dirigeons vers une société onaniste, sans réel désir pour l'autre », pointe-t-il.
En quête du « vrai amour »
Pourtant, être asexuel, ce n'est pas forcément vivre seul ou sans amour. Beaucoup ont des partenaires, selon Anna Mangeot. « La plupart des messages de mes abonnés tournent autour de la culpabilité qu'ils éprouvent vis-à-vis de leur conjoint, et de la peur de le voir s'enfuir pour “chercher ailleurs” ce qu'il n'a pas dans son couple, observe-t-elle. Je passe mon temps à leur répondre que rien ne justifie que l'on se force à pratiquer un acte sexuel, pas même l'amour. Personnellement, je vis depuis six ans avec un garçon que j'adore, mais que je ne désire pas au sens classique du terme. Nous avons de temps en temps – très rarement – des relations sexuelles, ce qui ne nous empêche pas de développer une sensualité importante au quotidien. On se donne la main tout le temps, on se touche, on se respire. »
L'auteure le soutient : les asexuels ne sont pas antisexe, mais en quête du « vrai amour », et il n'est pas exempt de sensualité… « Pour que la libido puisse éclore, le sexe doit se faire discret, voire s'éclipser un temps, philosophe Anna Mangeot. Par exemple, dans ma génération des 15-35 ans, on adore les shojo mangas, qui prônent le very slow sex, voire pas de sexe du tout. Les couples se prennent la main au bout du sixième tome, et s'embrassent après le douzième. » C'est ainsi que l'asexualité signerait désormais le grand retour de la tendresse, voire d'un certain romantisme.
* Sondage Ifop pour Lelo, février 2024.