Pourquoi ressent-on l’obligation de partir en vacances ? Que ce soit pour des week-ends prolongés ou des congés plus longs, cette nécessité est nourrie chez certains par des obligations sociales, mais aussi un besoin de déconnexion.
Pour certains, c’est un rite social incontournable. Pour d’autres, c’est l’assurance d’une déconnexion réussie. Alors que s’enchaînent vacances et week-ends prolongés, beaucoup ressentent une forme d’injonction au départ. Bord de mer, ski, montagne : où partir ? Comment occuper ce temps à la fois béni des travailleurs et maudit des parents en manque de garde d’enfant ? «Pour se penser dans la vie, on considère qu’il faut changer de lieu, d’espace et de vitesse», note Jean Viard, sociologue et coauteur de L'an zéro du tourisme (écrit avec David Medioni, éd. de l'Aube). Pour beaucoup et en tout cas dès que possible, cela passe par s’évader coûte que coûte pendant ses vacances.
Les options semblent presque sans limite, entre visite de la famille, voyages organisés, escapade dans une ville européenne, périple au bout du monde... «Le départ est fortement valorisé dans nos sociétés. C’est beaucoup relayé par les médias et les réseaux sociaux. Le tourisme est un secteur économique et médiatique important, qui pèse sur les représentations de ce qui est valorisé socialement», analyse de son côté le sociologue Bertrand Réau, coauteur avec Saskia Cousin de Sociologie du tourisme (éd. La Découverte). Et dans un pays, la France, où le secteur touristique représente près de 8 % du PIB et 2 millions d'emplois directs et indirects (selon le ministère de l’Économie), ne pas y contribuer peut avoir des incidences sur notre place dans la société. «Ne pas partir, c'est quelque part sortir du groupe», assure Jean Viard.
Révélateur d’inégalités
Le voyage devient un élément intrinsèque du statut social. Et celui-ci varie selon les destinations et la fréquence des pauses choisies. «On ne part pas n’importe où et n’importe comment. Il faut déterminer quelle valorisation sociale retirer du voyage», complète Bertrand Réau, qui précise : «Les injonctions à partir cachent en réalité de vraies inégalités entre les groupes sociaux. Ce n’est pas seulement une question d’argent, mais aussi de culture. Pour des familles modestes, cela va créer des difficultés, car il y a une forme de contrainte et d’obligation, avec l’idée d’occuper son enfant pendant cette pause, voire, si possible, de l’envoyer quelque part. À l’inverse, pour certaines catégories sociales, les classes moyennes et plus élevées, ce temps des vacances est l’occasion d’éduquer autrement.»
Historiquement, partir loin de chez soi relève d’une conquête sociale. «Les codes culturels des vacances sont d'abord ceux de l'aristocratie», développe Jean Viard. Si les individus voyagent depuis des millénaires, la notion même de «tourisme» semble remonter à environ 400 ans. Au XVIIe siècle, les jeunes nobles anglais entament le «Grand tour», forme de parachèvement de leur éducation d’élite. Ils se rendent sur le continent européen et le parcourent pendant plusieurs années. L’occasion pour eux de découvrir les richesses de certains pays, comme l’Italie et ses trésors culturels, et de pouvoir briller en société. En France, le terme de «touriste» apparaît avec Stendhal et ses célèbres Mémoires d’un touriste, parues en 1838.
Avec le temps, le public s’élargit. L’on pérégrine pour des raisons de santé et profiter de certains lieux de villégiature sur les côtes normandes, par exemple. Les esthètes et intellectuels voient également dans le voyage un moyen de parfaire leur connaissance du monde. Mais ce n’est qu’avec l’instauration des congés payés, en 1936, que se construit peu à peu la vision moderne du tourisme. Dans un premier temps, «les vacances consistent à récupérer physiquement pour les milieux populaires», note Jean Viard. Les départs massifs, tels que nous les connaissons, débutent avec les Trente Glorieuses. «C’est pendant cette période que toutes les générations vont connaître leur premier départ en vacances et transmettre cette pratique à leurs enfants», complète Bertrand Réau. Toutefois, depuis 40 ans, toujours le même chiffre : 60% des personnes quittent leur domicile pour les congés, note le Centre d’observation de la société, qui suit les évolutions sociétales en France. A contrario, hors périodes de crise, entre 40 à 45% ne partent pas.
Besoin d’évasion
Malgré ces inégalités, l’appel à changer d’air s’ancre dans nos sociétés. Car se joue également un équilibre de vie. «L’injonction au départ est dans le prolongement de divers temps sociaux : professionnel, familial et scolaire», poursuit Bertrand Réau. Partir répond aussi à un besoin d’évasion et de déconnexion. Il est une manière de s’échapper d’un quotidien parfois oppressant. «Aujourd’hui, on ne recherche pas le même repos. Les individus subissent, pour beaucoup, une fatigue de stress. Nos habitudes de vacances s’en ressentent et accompagnent ces évolutions de la société», rapporte Jean Viard. Le changement de cadre devient alors un prérequis à des vacances réussies. «Les congés relèvent souvent de l’exceptionnel dans une année. Si on les rate, on va le regretter», complète le sociologue.
Et c’est encore plus vrai dans un contexte économique et international tendu. Inflation, incertitude géopolitique, changement climatique... «Nous nous situons davantage sur un scénario d’éloignement, que de quête et de découverte, comme ça avait pu être le cas à la sortie du confinement», expliquait récemment au Figaro Jean-Didier Urbain, anthropologue, sociologue spécialiste du tourisme, et auteur de Planète interdite (Éditions de l’Aube, 2023). «Il y a un désir de fuite, de repli, de retrait du monde qui l’emporte ici.»
Pas besoin de partir loin, seul compte en réalité le lâcher-prise. «Quelle que soit la durée du voyage, pour déconnecter, il faut avoir un rythme différent ou plutôt une interruption dans le rythme habituel», assure Florence Servan-Schreiber, conférencière spécialiste de la psychologie positive, dans nos colonnes. Et surtout, savoir profiter de l’instant présent, pour que les vacances répondent à leur première utilité : se détendre.